Au fil des ans, le design a évolué bien au-delà de l’esthétique. Il ne s’agit plus seulement de rendre les objets ou les interfaces agréables à regarder. Le design moderne doit répondre à une responsabilité sociétale: créer des produits et des services accessibles à tous, quelle que soit la diversité des besoins. La conception inclusive n’est plus une option, elle est devenue une nécessité. Mon objectif, ici, est de sensibiliser les responsables de projets à l’importance d’intégrer le design inclusif dans leurs démarches dès aujourd’hui. Il est crucial de comprendre que l’inclusivité ne doit pas être une réflexion secondaire, mais une priorité dès les premières phases de conception. À une époque où les technologies mal conçues peuvent renforcer les inégalités et l’exclusion, il est essentiel de repenser notre approche pour que chaque projet, qu’il soit physique ou numérique, réponde aux besoins de tous les utilisateurs.
L’inclusivité: une nécessité, pas un luxe
En design, on parle souvent d’utilisateurs cibles, un groupe supposé représentatif de la majorité. Mais que fait-on des minorités ou des personnes ayant des besoins spécifiques ? Pendant trop longtemps, ces groupes ont été négligés. Le design inclusive propose de modifier cela pour inclure tout le monde. C’est là que réside la force d’un design socialement responsable : il ne vise pas seulement à satisfaire les besoins d’un groupe majoritaire, mais à anticiper et à répondre aux besoins variés de l’ensemble des utilisateurs. Un exemple bien concret: la signalétique urbaine. Dans de nombreuses villes, les panneaux de signalisation, les écrans d’information dans les transports publics ou les distributeurs de billets automatiques sont conçus pour les personnes voyantes, entendantes et capables de se déplacer sans aide. Qu’en est-il des personnes malvoyantes ou sourdes ? La conception inclusive demande d’inclure, dès la phase de conception, ces personnes qui n’ont pas les mêmes capacités, afin de rendre ces espaces accessibles à tous. Cela implique des solutions simples comme l’audiodescription, la traduction en langue des signes, ou des systèmes tactiles pour les malvoyants.
L’inclusivité ne concerne pas seulement un groupe restreint d’utilisateurs ayant des besoins spécifiques, mais aussi une large part de la population qui, à un moment ou un autre, sera confrontée à des défis d’accessibilité. D’ici 2050, plus de 2 milliards de personnes dans le monde auront plus de 60 ans. L’exclusion des personnes âgées dans les processus de conception entraînerait la marginalisation d’un groupe immense et croissant. L’une des erreurs fréquentes des responsables de projet est de penser que l’inclusivité engendre des coûts supplémentaires. Certes, cela peut demander des ajustements initiaux, mais concevoir un produit non inclusif peut s’avérer bien plus coûteux à long terme. Les adaptations et modifications nécessaires pour rendre un produit ou un service accessible une fois qu’il est déjà en place peuvent être extrêmement onéreuses.
L'inclusivité, une source d'innovation pour tous
Des solutions pensées pour inclure des personnes avec des handicaps ou des besoins spécifiques peuvent en réalité améliorer l’expérience de tous les utilisateurs. Prenons 2 exemples:
- Les trottoirs abaissés. Initialement conçus pour permettre aux personnes en fauteuil roulant de franchir les trottoirs plus facilement, ils bénéficient aujourd’hui à bien d’autres groupes : les parents avec des poussettes, les cyclistes ou encore les livreurs avec des chariots.
- Les sous-titres dans les films et les vidéos ont été initialement créés pour les personnes sourdes ou malentendantes afin de leur permettre de suivre le contenu visuel sans le son. Ils sont aujourd’hui utilisés de manière beaucoup plus large, et dans des contextes variés. Que ce soit pour suivre une vidéo dans un environnement bruyant (comme les transports publics ... ou en réunion), pour apprendre une nouvelle langue ou simplement pour mieux comprendre un accent particulier.
Ce type de conception, pensée à l’origine pour une minorité, a fini par améliorer la vie de tous.
Le rôle éthique du designer: éviter les biais
Le design éthique ne se limite pas aux grandes innovations technologiques, il s’applique à chaque décision prise au quotidien dans la conception de produits et de services. L’un des biais les plus courants est de penser que l’utilisateur final est comme soi-même. Ce que l’on appelle le “biais de projection” (ou biais de faux consensus). Ce biais amène souvent les designers à créer des produits basés sur leurs propres habitudes, préférences et capacités. Cela exclut, souvent inconsciemment, des groupes d’utilisateurs qui ne partagent pas ces mêmes caractéristiques.
On le remarque facilement dans le design des espaces publics. Trop souvent, les parcs, bâtiments publics ou zones de loisirs sont conçus sans prendre en compte les besoins des personnes âgées, des enfants, ou des personnes avec des limitations physiques ou cognitives. J’ai été confronté à ce problème lors de la refonte d’un espace de jeux dans un parc municipal au Portugal où l’on pensait avant tout à l’esthétique et à l’amusement des enfants “standard”. Après avoir observé l’utilisation réelle de l’espace, nous avons compris que cet endroit devait répondre à une variété de besoins : parents avec poussettes, enfants avec des déficiences motrices ou encore personnes âgées qui souhaitaient s’asseoir et profiter de l’espace.
Pour contrer ces biais de conception, l’approche éthique consiste à impliquer une diversité d’utilisateurs dès les premières phases de développement. Cela peut se faire par des ateliers participatifs ou des tests utilisateurs élargis. Dans le cas de l’aire de jeux, nous avons utilisé la méthode de la marche exploratoire avec différents groupes: enfants, parents, personnes âgées et personnes à mobilité réduite. Cette démarche nous a permis d’identifier des obstacles physiques invisibles à première vue, comme des chemins trop étroits pour les poussettes ou des zones de repos mal positionnées pour les personnes âgées. Cette approche montre bien que le rôle du designer éthique est d’anticiper les besoins des groupes vulnérables et de s’assurer que les espaces, les objets ou les interfaces qu’il crée soient véritablement accessibles à tous. Le designer doit adopter une posture d’humilité, accepter que sa propre perspective soit limitée, et chercher constamment à élargir sa compréhension du monde à travers les yeux de ceux qu’il conçoit.
La High Line est un parc suspendu à New York, conçu à partir d’une ancienne ligne de chemin de fer. Ce projet d’urbanisme est un excellent exemple de conception inclusive dans l’espace public. Il a été conçu pour être accessible à tous, avec des rampes adaptées aux personnes en fauteuil roulant, des bancs ergonomiques, et une signalétique intuitive. De plus, le parc incorpore de la nature, des œuvres d’art, et des espaces de détente qui répondent aux besoins des enfants, des personnes âgées, et des familles.
crédit photo: pedro taveira
Les normes en design inclusif et accessibilité
Le design inclusif ne se limite pas à une approche éthique et participative. Il existe également des normes et régulations qui guident les designers vers une conception plus accessible et responsable. Ces normes sont des outils puissants pour garantir que les produits et services répondent aux besoins de tous les utilisateurs, y compris ceux avec des handicaps ou des besoins spécifiques. En matière d’accessibilité numérique, la norme WCAG (Web Content Accessibility Guidelines) est l’un des cadres les plus utilisés. Ces directives, développées par le W3C, fournissent des critères précis pour rendre les sites web et les applications accessibles aux personnes souffrant de déficiences visuelles, auditives, motrices ou cognitives. Par exemple, elles recommandent d’inclure des descriptions alternatives pour les images (alt text), de garantir un contraste suffisant entre le texte et l’arrière-plan, ou encore de rendre la navigation possible au clavier. En tant que designers, s’appuyer sur ces normes permet d’éviter les oublis d’accessibilité et d’offrir une expérience utilisateur optimale à tous.
Pour les espaces physiques, des normes comme celles de l’ADA (Americans with Disabilities Act) aux États-Unis ou celles de l’accessibilité universelle en Europe dictent des règles spécifiques pour l’aménagement des bâtiments et des infrastructures publiques. Ces normes incluent des recommandations sur la largeur des portes pour permettre le passage de fauteuils roulants, la hauteur des équipements accessibles ou encore la signalisation visuelle et tactile. Suivre ces directives garantit que les espaces que nous concevons soient accueillants et accessibles à tous les usagers, quels que soient leurs besoins.
Quelques techniques pour une conception inclusive
Co-création
L’un des principes fondamentaux du design inclusif est de co-concevoir avec les utilisateurs eux-mêmes. Les ateliers de co-création permettent d’inclure les utilisateurs dans le processus de conception dès les premières phases, garantissant que leurs besoins sont pris en compte de manière directe et concrète.
La méthode de l’observation participante
En permettant aux concepteurs d’observer directement les utilisateurs dans leur contexte quotidien, elle offre une vision en profondeur des comportements, des besoins et des obstacles auxquels les utilisateurs sont confrontés.
Cartographie de l’expérience des utilisateurs extrêmes
La cartographie de l’expérience utilisateur (Customer Journey Map) est une technique permettant de visualiser les différentes étapes par lesquelles un utilisateur passe lors de son interaction avec un produit ou service. Pour une conception inclusive, cette cartographie doit être appliquée non seulement aux utilisateurs moyens, mais également à une diversité de profils. Dans une démarche inclusive, il est crucial d’aller au-delà des personas standards pour inclure des personas extrêmes. Ceux-ci représentent des utilisateurs qui sortent des normes habituelles, par exemple des personnes âgées, des individus souffrant de handicaps physiques ou cognitifs, ou encore des personnes issues de milieux socio-économiques défavorisés.
Tests utilisateurs inclusifs
Les tests utilisateurs sont une étape clé pour évaluer la qualité d’une conception avant son lancement. Pour qu’ils soient véritablement efficaces dans une démarche inclusive, ces tests doivent être réalisés avec un panel représentatif de la diversité des utilisateurs. Lorsque ces tests sont difficilement réalisables (pour des raisons budgétaires ou pratiques), il peut être utile d’utiliser des outils de simulation pour se mettre à la place des utilisateurs ayant des handicaps. Il existe des lunettes simulant divers types de déficiences visuelles ou des gants reproduisant la sensation de perte de mobilité dans les mains. Il existe également des logiciels qui simulent les différents problèmes visuels. Mais tout cela ne doit pas remplacer le test avec de véritables utilisateurs.
One size fits all ? Vers une conception universelle ?
Le design universel est un objectif ultime : créer des produits qui sont utilisables par tous. Cela ne signifie pas qu’un produit doit être parfait pour tout le monde, mais plutôt qu’il doit être pensé dès le départ pour être flexible et adaptable.
La conception inclusive n’est pas seulement une question de responsabilité sociale, c’est une démarche de bon sens. En concevant pour tous, nous créons des produits ou des services plus efficaces, plus durables et plus appréciés.