Vous avez sûrement déjà vécu ça: une salle de réunion bondée, le tableau blanc immaculé attend vos idées de génie. Le manager annonce : « Aujourd’hui, on va brainstormer ! Soyez créatifs, lâchez-vous ! » Une heure plus tard, le tableau est garni d’idées superficielles déguisées en propositions révolutionnaires … et le silence des plus réfléchis. Vous ressortez avec cette sensation d’avoir assisté à un karaoké raté où les plus bruyants monopolisent le micro. Ça vous parle ? Si oui, rassurez-vous, vous n’êtes pas seul.
Depuis 1953, la pratique du brainstorming collectif, popularisée par Alex Osborn, a suscité de nombreuses recherches qui remettent en question son efficacité. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle un groupe produit plus d’idées qu’un individu isolé, les études montrent que les « groupes nominaux » (individus travaillant seuls, puis regroupant leurs idées) génèrent des résultats à la fois plus nombreux et de meilleure qualité. (Le groupe est-il plus créatif que l’individu isolé ?).
Pourquoi cette obsession du travail d’équipe ?
Depuis des décennies, le mythe de la créativité collective nous est vendu comme une vérité absolue. Merci Alex Osborn, père du brainstorming. Sa promesse est que réunir un groupe suffirait à faire jaillir des idées révolutionnaires. L’image est belle, mais soyons honnêtes : ce n’est pas parce que vous mettez dix personnes dans une pièce que la créativité va soudain exploser. Si cette équation était vraie, chaque réunion d’équipe produirait une innovation qui bouleverserait le monde. Ce n’est clairement pas le cas.
L’OBSESSION OCCIDENTALE POUR LA PERFORMANCE
Cette glorification du travail d’équipe est profondément enracinée dans les paradigmes occidentaux, notamment l’idée que la collaboration conduit nécessairement à la synergie. C’est une pensée héritée de l’ère industrielle, où l’efficacité collective primait sur l’individualité. Pourtant, d’autres cultures offrent des perspectives différentes sur la manière d’aborder la créativité et la collaboration.
Dans certaines traditions orientales, comme celles du Japon, la recherche de l’harmonie (ou wa) est primordiale. Le Wa est un principe culturel et social fondamental qui valorise l’équilibre dans les relations humaines, les décisions collectives et les interactions sociales. Il ne s’agit pas simplement d’éviter les conflits mais de promouvoir une cohésion active où chacun contribue au bien commun tout en préservant l’équilibre du groupe. Le Wa repose sur la coopération, le respect des hiérarchies (dans une forme douce) et l’adaptation des comportements individuels aux besoins collectifs. Les séances de discussion collective sont souvent précédées de moments de préparation solitaire, où chacun est encouragé à réfléchir profondément avant de partager ses idées. Cette alternance entre introspection et collaboration reflète une compréhension plus nuancée des dynamiques créatives : on valorise la pensée individuelle comme une base essentielle à la richesse collective.
Dans certaines cultures africaines, notamment à travers des pratiques comme les palabres, les discussions collectives ne cherchent pas à produire des résultats rapides, mais à créer un espace de partage où le temps et l’écoute permettent à la sagesse de se construire. Chacun prend la parole à son rythme, et l’objectif n’est pas de trouver immédiatement une solution, mais de laisser émerger une vision partagée nourrie par la diversité des contributions. Cette approche réduit la pression immédiate de la performance individuelle et privilégie l’émergence lente des idées.
UNE QUÊTE DE VALIDATION SOCIALE
L’obsession du travail d’équipe est également un moyen d’éviter de prendre seul des risques ou des responsabilités. En groupe, les individus se sentent protégés : les erreurs et échecs sont partagés diluant ainsi la responsabilité personnelle. Cette quête de validation sociale et de sécurité peut freiner l’innovation car elle privilégie la conformité au détriment des idées audacieuses et disruptives.
LE MYTHE DE LA “SYNERGIE MAGIQUE”
Le concept de synergie a été popularisé dans les années 80 avec l’essor des méthodologies de management collaboratif. L’idée séduisante est qu’un groupe d’individus peut générer des idées qui dépassent largement la somme des contributions individuelles. Mais en réalité, cette synergie est souvent mise à mal par des phénomènes, tels que le conformisme, la surcharge cognitive ou la peur du jugement.
Quand travailler seul fonctionne mieux
À contre-courant des idées reçues, de nombreuses études montrent que travailler seul peut produire des résultats créatifs supérieurs. Pourquoi ? Parce que l’individu peut réellement se concentrer sur la tâche lorsqu’il est loin des distractions et des pressions du groupe. Keith Sawyer,psychologue et expert en créativité, l’explique bien dans son livre Group Genius : les groupes peuvent inhiber la pensée créative au lieu de la stimuler.
LES INTROVERTIS : CES GÉNIES ÉTOUFFÉS
Dans un monde qui valorise les extravertis, les introvertis sont souvent mal compris. Un introverti est une personne qui puise son énergie dans des moments de solitude ou de réflexion, préférant des interactions profondes et ciblées aux échanges de groupe superficiels. Contrairement à un extraverti, il a besoin de temps calme pour recharger ses batteries après des interactions sociales intenses. Un extraverti, quant à lui, est une personne qui tire son énergie des interactions sociales, trouvant le contact humain stimulant et souvent nécessaire pour se sentir revitalisé. Il préfère généralement des environnements dynamiques et s’épanouit dans des situations où il peut échanger, partager et agir de manière expressive.
Dans un brainstorming classique, où la spontanéité est reine, les introvertis se retrouvent en retrait, souvent ignorés. Une méthode hybride, alternant réflexion individuelle et échanges en groupe, pourrait leur permettre d’exprimer leur plein potentiel.
Êtes-vous introverti ou extraverti ?
Contrairement à une idée reçue, un introverti n’est ni forcément timide ni incapable de s’exprimer en public. L’introversion ne concerne pas une peur de parler devant un auditoire, mais plutôt la manière dont une personne recharge son énergie. De nombreux introvertis sont d’excellents orateurs, capables de captiver une audience grâce à leur réflexion approfondie et à leur préparation minutieuse. Barack Obama est un introverti. Malgré ses discours puissants, il a fréquemment partagé son besoin de solitude pour se recentrer et réfléchir.
Voici une question simple pour vous auto-diagnostiquer : après une journée chargée d’interactions sociales, ressentez-vous le besoin de vous isoler pour recharger vos batteries ? Si oui, vous penchez probablement du côté introverti. À l’inverse, si ces échanges vous laissent plein d’énergie, vous avez sans doute une dominante extravertie. Et rassurez-vous, personne n’est 100 % l’un ou l’autre : tout dépend du contexte et des situations.
La créativité ne se commande pas
Un problème majeur du brainstorming collectif réside dans cette croyance naïve qu’il suffit de réunir des gens autour d’une table, à une heure précise, pour que la créativité jaillisse comme un feu d’artifice. Mauvaise nouvelle : la créativité ne fonctionne pas comme un robinet que l’on ouvre à volonté. Elle suit des règles bien plus capricieuses. Les meilleures idées naissent souvent dans des moments qui semblent totalement improductifs : sous la douche, en marchant seul, en regardant par la fenêtre d’un train ou même en pleine insomnie. Cette magie s’explique par ce que les neuroscientifiques appellent l’état de « divagation mentale » ou « mode par défaut ». Lorsque votre esprit vagabonde librement, sans pression immédiate ou distraction, il crée des connexions inattendues entre des idées qui semblaient sans lien.
Les réunions de brainstorming, par leur nature même, tuent ce mode de pensée. Assis sous des néons, entouré de collègues qui attendent des réponses rapides, votre cerveau bascule en mode de performance : il cherche à produire n’importe quoi pour éviter l’embarras d’un silence. Résultat : les idées sont souvent superficielles. En cherchant désespérément à être créatif, vous étouffez l’émergence d’idées profondes et novatrices.
Et si on se détachait de l’obsession de la vitesse et de la performance ?
La vision occidentale du travail d’équipe est souvent prisonnière d’un impératif de rapidité et de productivité. Or, la créativité ne suit pas toujours ces règles. La collaboration peut être un processus lent, organique, où le silence, la réflexion et l’écoute sont aussi importants que les échanges bruyants et spontanés. Imaginez une approche hybride où chacun prendrait le temps de réfléchir seul dans un cadre adapté avant de se réunir en équipe. Cela ne réduirait pas seulement la peur du jugement ou la conformité, mais permettrait aussi de valoriser des perspectives souvent étouffées dans la dynamique de groupe.
La créativité ne se commande pas. Elle se cultive. Et parfois, cela commence par un pas de côté loin des salles de réunion.