Comprendre (en partie) la situation actuelle des États-Unis à travers le prisme des codes culturels

24 janvier 2025 par
Comprendre (en partie) la situation actuelle des États-Unis à travers le prisme des codes culturels
pedro taveira

Les États-Unis ne sont pas juste une puissance économique ou politique. Ils sont aussi une machine à produire des récits. Des histoires qui façonnent non seulement leur identité, mais aussi les décisions collectives. Que ce soit l’obsession pour le rêve américain, la glorification du self-made man ou le mythe du héros qui sauve le monde à la dernière seconde, ces récits sont plus qu’un simple folklore : ils sont des codes culturels profondément ancrés, et ils influencent tout, de la politique au comportement des consommateurs.

Analyser l’Amérique sans comprendre ces récits, c’est comme essayer de naviguer en pleine mer sans connaître les courants qui guident les vagues. Pourtant, lors des débats sur la montée du populisme (coucou Trump), la glorification de l’entrepreneuriat technologique (salut Musk) ou les fractures identitaires, on se concentre essentiellement sur des indicateurs comme l’économie et les sondages, en ignorant ce que les Américains croient sur eux-mêmes. Ce qu’ils pensent d’eux-mêmes est aussi important que ce qu’ils font ou disent.

Bien sûr, la lecture des codes culturels n’est pas une solution miracle. Certains diront que se concentrer sur des récits et des mythes revient à négliger les réalités tangibles : les inégalités économiques, les institutions dysfonctionnelles, ou encore le rôle des médias. Mais ici, je ne cherche pas à opposer les analyses culturelles aux autres approches. Je veux les compléter. Les récits ne sont pas des abstractions détachées de la réalité ; ce sont des forces qui façonnent cette réalité. Comprendre ces histoires, c’est comprendre pourquoi des figures comme Trump ou Musk captivent, pourquoi les Américains s’accrochent à une idée presque religieuse de la liberté individuelle, ou pourquoi le pays oscille entre grandeur et chaos.

Cette approche culturelle est nourrie par mon regard d’anthropologue ainsi que par des auteurs tels que Clifford Geertz, Roland Barthes, Samuel Huntington et Clotaire Rapaille. Les sciences sociales offrent des outils uniques pour décoder les récits et les comportements humains. Elles invitent à écouter, à observer et à interpréter les cultures dans toute leur complexité.

1. La liberté dans l’imaginaire d’un adolescent rebelle

Les États-Unis est comme un adolescent perpétuel. Rébellion, autonomie et rejet des règles établies sont au cœur de leur ADN culturel. De leur naissance en tant que nation à leur rôle de leader technologique, tout tourne autour de cette quête d’indépendance. C’est pourquoi des figures comme Trump, avec son discours anti-establishment, et Musk, qui s’amuse à contourner les régulations (Tesla, Twitter/X, SpaceX), captivent autant. Ils incarnent cette liberté brutale et provocante, un « je fais ce que je veux ».

Mais voilà le problème : l’adolescent rebelle n’aime jamais les conséquences de ses actes. Cette vision de la liberté, sans réflexion sur ses impacts collectifs (inégalités croissantes, crise climatique), laisse l’Amérique coincée dans une boucle d’autosabotage. C’est comme si tout le pays vivait une crise existentielle d’ado en boucle.

2. La mentalité de gagnant

Peu importe combien de fois tu tombes, l’important, c’est de te relever. Trump, après sa défaite et ses scandales, a refait surface comme un phénix populiste. Musk est aujourd’hui l’homme qui promet de sauver l’humanité. Cette mentalité nourrit un culte du gagnant où l’échec individuel est perçu comme une simple étape dans le chemin vers le succès.

Mais ce culte du gagnant pose une question essentielle : que fait-on de ceux qui ne se relèvent pas ? Que fait-on de ceux qui sont piégés dans des systèmes défaillants (un système éducatif inégal, des barrières économiques ou un racisme systémique) ? Ces laissés-pour-compte n’apparaissent pas dans les récits de triomphe américains. Ils sont invisibles, éclipsés par l’idéal du gagnant héroïque. Et c’est là que cette mentalité devient toxique. En glorifiant la réussite individuelle, l’Amérique détourne le regard des échecs collectifs et structurels. Elle élève les self-made men au rang de demi-dieux, tout en considérant les autres comme responsables de leur propre malheur. Dans cette logique implacable, réussir n’est pas juste une possibilité : c’est une obligation morale. Ne pas réussir, c’est échouer à incarner l’essence même du rêve américain. 

3. L’argent comme preuve de valeur

La richesse est la mesure ultime de la réussite. Trump l’a compris très tôt, bâtissant sa carrière politique sur son image de milliardaire à succès (même si ses finances sont parfois discutables). Musk, quant à lui, est l’incarnation vivante du self-made man tech. Être riche, c’est être valide dans l’imaginaire américain.

Ce code explique aussi pourquoi les États-Unis tolèrent des inégalités qui seraient inacceptables ailleurs. Si tu es pauvre, c’est parce que tu n’as pas assez essayé, point. Cette logique implacable est à double tranchant : elle pousse à l’innovation et à la prise de risques, mais elle crée aussi une société où l’échec économique est moralement condamné.

4. Le mythe du héros

Les Américains adorent leurs héros, qu’ils soient des cowboys solitaires ou des entrepreneurs visionnaires. Trump s’est présenté comme le héros populiste qui sauverait l’Amérique des « élites corrompues ». Musk joue le rôle du génie visionnaire qui nous mènera sur Mars et sauvera la planète avec des voitures électriques.

Le problème, c’est que ce mythe du héros simplifie des problèmes complexes. Les Américains cherchent un sauveur plutôt que des solutions systémiques. Ce culte du héros renforce l’idée que tout peut être résolu par un individu brillant ou charismatique, au lieu de bâtir des réponses collectives et durables.

5. Le rêve américain

Le rêve américain, c’est cette idée que peu importe d’où tu viens, tu peux tout accomplir avec assez de travail et d’audace. Musk, immigrant sud-africain devenu l’homme le plus riche du monde, est l’incarnation parfaite de ce mythe. Trump l’a également exploité, promettant un retour à une Amérique où chacun pourrait prospérer.

Mais le rêve américain est aujourd’hui en crise. Les inégalités économiques, les barrières systémiques et l’effondrement de la classe moyenne révèlent que ce rêve n’est accessible qu’à une minorité. Pourtant, ce récit persiste, alimentant l’idée que si tu échoues, c’est uniquement de ta faute.

6. Tout, tout de suite

Ceux qui ont déjà travaillé avec des Américains ou passé suffisamment de temps à leurs côtés le savent bien : la patience n’est pas leur fort. Ils veulent des résultats rapides, qu’il s’agisse de solutions politiques, de produits technologiques ou de succès économiques. Musk en profite avec ses promesses visionnaires souvent irréalistes mais excitantes : coloniser Mars, révolutionner l’énergie, libérer l’information (ou la distordre) avec X/Twitter. Trump, avec ses slogans simples et percutants, a également capitalisé sur ce besoin de réponses immédiates, même superficielles.

Cette obsession de l’immédiateté limite la capacité des États-Unis à penser à long terme. Les problèmes comme le changement climatique ou les tensions sociales nécessitent de la patience, de la planification, et des compromis. Mais dans une culture qui valorise le court terme, ces solutions peinent à émerger.

7. La nature comme ressource à exploiter

Historiquement, les Américains ont vu la nature comme une ressource destinée à être domptée et exploitée. Cette mentalité persiste, que ce soit à travers la défense des industries polluantes ou les projets technologiques gigantesques. Ce rapport utilitaire à la nature est à l’origine de nombreuses crises actuelles. Pourtant, il s’inscrit dans un code culturel profondément enraciné : la conquête de nouveaux territoires. Qu’il s’agisse de l’Ouest sauvage ou de Mars, l’Amérique continue de voir la nature comme une opportunité, et non comme quelque chose à protéger.

Et l’Europe dans tout ça ?

Lire la situation actuelle à travers ces codes culturels, ce n’est pas simplement comprendre pourquoi Trump ou Musk dominent l’imaginaire collectif américain et européen. C’est aussi reconnaître les tensions et contradictions qui façonnent les comportements collectifs aux États-Unis.

Et l’Europe dans tout ça ? Doit-elle abandonner ses propres codes culturels pour adopter ceux des États-Unis ? La glorification de l’individualisme, le culte du gagnant ou l’obsession pour l’immédiateté ne correspondent pas à notre ADN. L’Europe, avec ses racines ancrées dans la diversité culturelle, la solidarité sociale, et une relation plus nuancée au temps, a toujours porté une vision différente. Une autre voie doit être trouvée, une voie qui ne renie pas notre héritage collectif et nos valeurs profondément enracinées. D’autres régions du monde, comme l’Asie et l’Afrique, l’ont compris. Elles ne cherchent pas à copier les États-Unis mais à puiser dans leurs propres récits, leurs mythes, et leurs forces culturelles pour tracer leur futur.

J’espère que les responsables politiques de chaque pays européen, ainsi que les bureaucrates de la Commission et du Parlement européens, s’engagent à construire une vision qui nous est propre. Une vision qui reflète nos valeurs et nos identités nationales, plutôt que de se limiter à subir les influences extérieures ou pire encore, à céder à des logiques de connivence et d’intérêts personnels.

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